Affaire « Sirli » : le parquet conteste le non-lieu de la journaliste Ariane Lavrilleux, relançant les inquiétudes sur le secret des sources

Le parquet général de Paris a fait appel du non-lieu accordé à la journaliste Ariane Lavrilleux dans l’affaire dite « Sirli ». En cause, la publication par le média d’investigation Disclose de documents classifiés sur une opération de renseignement menée en Égypte. Ce rebondissement ravive les inquiétudes sur la liberté d'informer et la protection des sources.

Dessin de la journaliste Ariane Lavrilleux, ayant rejoint le média d'investigation Disclose en 2024 © DECHIFFREUR / DA
Dessin de la journaliste Ariane Lavrilleux, ayant rejoint le média d'investigation Disclose en 2024 © DECHIFFREUR / DA

En 2021, Disclose publie une série d’articles consacrés à l’opération « Sirli », une mission de renseignement française conduite en Égypte depuis 2016. Conçue pour appuyer la lutte antiterroriste, cette coopération aurait servi, selon les documents consultés par les quatre journalistes auteurs de l’enquête, à l’exécution arbitraire de centaines de civils égyptiens sur fond de vente d’armes. L’Égypte est un des principaux destinataires d’équipements militaires français. Ces révélations, fondées sur des fichiers classifiés « confidentiel défense », provoquent une plainte du ministère des Armées. Une instruction a été ouverte en juillet 2022, d’abord confiée à la Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), puis à deux juges d’instruction.

Un ingénieur militaire, soupçonné d’avoir transmis les informations, est mis en examen en 2023. Ariane Lavrilleux, perquisitionnée la même année, passe 39 heures en garde à vue avant d’être placée sous le statut de témoin assisté. Cette mesure lui permet, si elle garde ce statut jusqu’au bout de la procédure, d’échapper à un procès éventuel. « Cette affaire – la perquisition du domicile et la fouille de l’ordinateur de la journaliste sur décision d’un juge d’instruction, son interrogatoire par la DGSI pour obtenir des informations sur la source de ses révélations […] est la démonstration de la faiblesse des garanties dont bénéficient les journalistes pour protéger leurs sources en droit français. », regrettait Reporters sans Frontières, après son placement en garde à vue en 2023.

La décision de non-lieu en faveur de la journaliste, désormais contestée par le parquet général

Début octobre 2025, la juge d’instruction prononce un non-lieu pour la journaliste et ordonne le renvoi en correctionnelle de l’ingénieur militaire pour « compromission du secret de la défense nationale ». La magistrate estime que les informations publiées par le média d’investigation Disclose, bien que classifiées, relèvent de l’intérêt général. Ces dernières participent au débat démocratique sur l’usage de la coopération militaire française.

Cette décision, saluée par de nombreux journalistes ainsi que des organisations de défense de la liberté de la presse, semblait clore un dossier qui, depuis trois ans, interroge le rapport entre secret-défense et droit d’informer. Pour Ariane Lavrilleux, ce non-lieu constituait une reconnaissance de son travail d’intérêt général : « C’est un immense soulagement parce que ça fait plusieurs mois qu’on se bat avec [mon avocat] Christophe Bigot et Disclose pour expliquer l’intérêt public de ces révélations qui n’auraient jamais dû être classées secret défense. La justice a montré qu’elle était indépendante, qu’elle n’était pas le bras armé du ministère de la Défense », déclarait-elle alors. Pour le cofondateur de Disclose, Mathias Destal, «Cette atteinte grave à la liberté d’informer se conclut sur un échec de la justice à identifier toute source».

Le 20 octobre, le parquet général de la cour d’appel de Paris a décidé de contester ce non-lieu. Il estime que la chambre de l’instruction doit se prononcer sur les questions de droit que soulève cette affaire, notamment la conciliation entre la liberté de la presse et le respect du secret de la défense nationale. L’avocat de la journaliste, Me Christophe Bigot, dénonce dans les colonnes de Libération une décision incohérente : « Le procureur de la République n’a jamais demandé la mise en examen d’Ariane Lavrilleux, ni requis son renvoi devant un tribunal. Maintenant, c’est le parquet général qui réagit. » Selon lui, cet appel traduit un « acharnement » et retarde la conclusion d’une procédure déjà longue.  

Des pressions sur les journalistes pour les contraindre à divulguer leurs sources

Les autorités françaises exercent régulièrement des pressions sur les journalistes enquêtant sur des sujets sensibles dans le but de les contraindre à divulguer leurs sources. Dès 2019, plusieurs journalistes travaillant sur les ventes d’armes par la France, dont Geoffrey Livolsi, Mathias Destal et Michel Despratx de Disclose, avaient déjà été convoqués par les services de renseignement. 

Après la garde à vue d’Ariane Lavrilleux, plusieurs syndicats et associations, dont Reporters sans frontières (RSF), avaient alerté dans une lettre au Gouvernement de l’époque, les dérives possibles de la loi de 2010 encadrant ce droit. « Depuis l’adoption de la loi relative à la protection du secret des sources promulguée le 4 janvier 2010, au moins 27 journalistes ont été convoqué·es ou placé·es en garde à vue par la DGSI, selon un décompte réalisé par le journal Télérama. L’inflation de ces méthodes porte atteinte à un principe fondamental de la démocratie qui est la protection du secret des sources, considérée par la Cour européenne des droits de l’Homme comme “une pierre angulaire de la liberté de la presse” . La loi du 4 janvier 2010 n’a pu l’empêcher. Elle n’a pas non plus empêché le recours à des procédures civiles ou commerciales pour identifier des sources de journalistes. Insuffisamment protecteur, le cadre légal actuel est désormais abusé ou contourné. »

Les organisations professionnelles réclament une réforme plus protectrice des journalistes et de leurs sources. (voir l’intégralité de la lettre en annexe). La ministre de la Culture, Rachida Dati, s’est depuis engagée à renforcer ce cadre légal, tout en menant elle-même plusieurs actions judiciaires contre des journalistes, notamment sur de supposées irrégularités dans ses déclarations de patrimoine.

L’ingénieur militaire mis en cause nie toute divulgation d’informations

L’ingénieur militaire mis en cause pour «détournement et divulgation de secret de défense nationale par son dépositaire» nie toute divulgation d’informations. Il encourt sept ans de prison et 100 000 euros d’amende. «Cette décision sanctionne moins des faits établis qu’une probabilité construite : l’art de tenir pour vrai ce qui est simplement possible, prévient l’avocate du prévenu, Me Margaux van der Have. Le parquet a lui-même écarté toute compromission du secret de la défense nationale, reconnaissant l’inconsistance des charges.» Son procès , initialement prévue pour mai 2026, pourrait être reportée à cause de l’appel.

D’après une source proche du dossier, la juge motive le renvoi par les fonctions exercées par l’ingénieur militaire, lesquelles lui auraient permis d’avoir connaissance des détails de l’opération « Sirli ». Elle mentionne également la relation intime qu’il aurait entretenue avec l’une des journalistes coautrices de l’article. Pour l’avocat d’Ariane Lavrilleux, la journaliste à l’origine de ces révélations, «le renvoi du militaire est basé sur de pures spéculations» et sur «un biais sexiste. Ce n’est pas parce qu’il y a une relation que l’intéressé a donné des éléments», indique Me Christophe Bigot.

Dorian Beller